Au cœur de l’académie Jean-Marc Guillou en Côte d’Ivoire, le football se conjugue avec une méthode unique : jouer pieds nus dès le plus jeune âge pour affiner le contrôle du ballon. Initiée par l’ancien international français, cette approche exigeante forme des joueurs à la technique hors norme, et les futures pépites du football africain. Reportage.
Le spectacle tient davantage de la chorégraphie que du football. Alors que le thermomètre affiche encore plus de 30 °C, les gamins de l’académie Jean-Marc Guillou s’échauffent en faisant des traversées de terrain. La scène apparaîtrait ordinaire si les adolescents ne jonglaient pas avec le ballon : avec les pieds et les genoux mais aussi de l’intérieur et de l’extérieur du pied ou encore de la tête et des épaules… Un ballet savamment exécuté qui se danse parfois à plusieurs : certains font le même atelier d’échanges aériens de ballon à deux ou trois.
Autre incongruité, les pensionnaires de l’académie jouent pieds nus. Une façon d’apprendre à mieux contrôler son ballon, d’acquérir d’emblée les bons gestes et de limiter les risques de blessures. Les chaussures arriveront bien plus tard, à condition de les remporter lors d’examens techniques. Ce cocktail, c’est la méthode Guillou.
L’âge d’or des acquisitions
« La méthode Jean-Marc Guillou, c’est simple : c’est recruter des enfants du bon âge, vers 12 ou 13 ans car on considère que c’est l’âge d’or des acquisitions. Il s’agit ensuite de les entraîner beaucoup. Et pour cela, on les fait jouer pieds nus car ça diminue la fatigue. Sans chaussures, ils développent un meilleur toucher de balle, de meilleurs appuis, le jeu va plus vite. Pieds nus, tu fais les bons gestes, sinon tu te fais mal », détaille Adrien Gaignon, manager de l’académie Jean-Marc Guillou de Côte d’Ivoire et neveu du fondateur.
La méthode Guillou, c’est également une sélection drastique à l’entrée. Adrien Gaignon estime que sur 1 000 enfants vus, ils n’en retiennent qu’un seul. Il dévoile la série d’examens à passer :
« On a notre réseau de coachs. On annonce qu’on fait une détection et là le but, c’est de voir un maximum de gamins. On les fait jouer en équipe de trois pour être sûr qu’ils touchent le ballon. Des fois, en une minute, on se fait notre idée et ils sont éliminés, c’est assez cruel », raconte le formateur, également passé par les académies de Madagascar et du Ghana. « Sur les 300 qu’on voit en une fois, on en garde 20, on les fait rejouer et on affine. À la fin, on n’en garde que cinq. On refait des détections autre part pour qu’au final, il n’en reste qu’une cinquantaine qu’on fait venir à l’académie pour une semaine. »
« On les garde jusqu’au bout »
« Ils ont retenu 47 joueurs et nous sommes venus à l’internat pour faire un test d’une semaine », se souvient Christ Oulaie, académicien depuis 2018. Quand j’ai été retenu, j’étais tellement content parce que mon père était là aussi. Donc j’étais vraiment ému de faire partie des meilleurs. »
Une fois passés par tous les tamis, il reste des promotions composées uniquement d’une dizaine de jeunes qui y resteront jusqu’à leurs 18 ans.
« Une fois dans l’académie, on les garde jusqu’au bout, assure Adrien Gaignon. S’il s’avère qu’on est trompés sur un potentiel, nous assumons en le gardant jusqu’au bout du cursus. Et s’il se blesse gravement au point d’être perdu pour le football, on fait au moins en sorte qu’il aille au bout de sa scolarité avec nous. »
Des « degrés techniques » à maîtriser
La marque des joueurs de football formés par les académies Jean-Marc Guillou tient aussi à leur maîtrise technique hors du commun. Le théoricien du ballon rond a en effet élaboré une méthode d’entraînement progressive et contraignante passant par la maîtrise de « degrés techniques ». Des séries d’exercices à maîtriser au fil des années démontrant la capacité à faire ce que l’on veut du ballon avec son corps. Du simple jongle à des traversées de terrain accomplies en moins de 30 secondes en échangeant des têtes ou des ailes de pigeons avec des partenaires.
Les gamins arrivent souvent à l’avance à l’entraînement pour travailler cette discipline qui est l’alpha et l’omega de l’académie. Et tous les jeudis, ils présentent leurs progrès à leurs formateurs. Si le 3e degré est acquis -généralement au cours de la 3e année à l’académie- les joueurs gagnent le droit de jouer avec des chaussures et une petite paie de 20 000 francs CFA par mois.
« On travaille les degrés avant l’entraînement. Sous le soleil, on peut se décourager. On tombe et on se fâche. C’est très difficile d’avoir les chaussures », juge Chris Oulaie. « Quand j’ai obtenu mes chaussures, j’étais ému. On a fait une fête ! »
« Il y a aussi l’idée de créer une camaraderie et un corps avec cette idée de maîtrise des degrés. En effet, les jeunes ne jouent pas tous ensemble à 11 contre 11 avec des chaussures tant que le dernier d’entre eux n’a pas eu l’examen. Donc ils s’entraident », raconte Jean-Marc Guillou qui, à 78 ans, continue de développer ses académies.
L’académie repose aussi sur une philosophie de jeu singulière. Un football total, inspiré des préceptes de Johan Cruyff : lorsque son équipe a le ballon, celle-ci n’est pas en danger, et l’attaquant se mue en premier défenseur tandis que le gardien est la première pierre de l’attaque.
« C’était difficile, c’était un jeu auquel on n’est pas habitués. On nous demande de vite lâcher le ballon. Se déplacer, être au bon endroit, au bon moment. Au quartier, on aime bien porter le ballon pour montrer qu’on est le plus fort. Ici, on apprend que c’est ensemble qu’on est forts », commente Moudibou Fofana, 16 ans, qui travaille son troisième degré.
« Pour nous, le football, ce n’est pas de gagner les duels. Au contraire, c’est savoir les éviter. Mais la philosophie, c’est jouer le plus intelligemment possible et se faire plaisir en jouant. Et donner du plaisir aux spectateurs aussi », résume Adrien Gaignon.
Une méthode qui s’est exportée
Au fil des années, la méthode Guillou s’est exportée aux quatre coins du monde, avec un impact souvent non négligeable sur le football local. Les succès récents des équipes de jeunes du Vietnam doivent beaucoup à l’implantation de la méthode à Pleiku, dans le centre du pays. Le Mali, qui dispute actuellement la CAN, compte 9 joueurs sur 27 issus de l’académie de Bamako.
« On a des échanges entre académies. Tous les académiciens en Afrique subsaharienne se connaissent, dit Adrien Gaignon. Cela montre de la diversité aux enfants. Si la méthode est la même, ils voient d’autres façons de jouer et tentent de les imiter. Ils apprennent de l’adversaire mais ont aussi des échanges humains et des échanges culturels. »
La Côte d’Ivoire des années 2000 doit beaucoup à Jean-Marc Guillou qui a coutume de plaisanter sur une génération dorée composée de « 10 académiciens et Didier Drogba ». Il faut dire que l’ancien numéro 10 international français avait implanté au Pays des Éléphants sa toute première académie, sur le bien nommé » Sol Béni » à Abidjan. Il y a notamment formé Kolo et Yaya Touré, Aruna Dindane, Siaka Tiéné, Arthur Boka, Didier Zokora.
Des footballeurs qui se sont révélés au monde en février 1999, lors de la Supercoupe d’Afrique. Les académiciens ont remplacé les anciens joueurs de l’Asec Mimosas, tous vendus. Et la bande de gamins, dont le plus âgé a 19 ans, remporte son duel contre les briscards de l’Espérance Tunis. Une légende est née. Par la suite, ils disputeront deux finales de CAN et beaucoup joueront dans les grands clubs européens.
La première académie ivoirienne a dû fermer, en raison de conflit financier opposant Jean-Marc Guillou et l’Asec Mimosas sur les revenus issus des transferts des académiciens. Le retour de « JMG » sur le sol ivoirien a tout d’un retour aux sources :
« On est revenu ici en 2016 à la demande de l’ancien président de la fédération ivoirienne, feu Sidy Diallo. Il souhaitait le retour de Jean-Marc et nous a mis à disposition ces installations qu’il possédait. On les a reprises et retapées », raconte le manager de l’Académie.
« On est un peu loin d’Abidjan. Les gens qui travaillent ici passent la semaine avant d’y retourner. L’avantage, c’est qu’on est au calme pour travailler. Mais être Abdijan nous permettrait de diminuer nos frais », explique son neveu, Adrien Gaignon. Un déménagement est à l’étude.
Il faut dire que Djékanou n’est pas la porte à côté. C’est presque au milieu de nulle part. Pour rejoindre cette localité, il faut compter entre deux et trois heures depuis Abidjan – d’abord en empruntant d’abord une autoroute en parfait état, puis des routes de plus en plus approximatives avant de finir par 150 mètres de piste « en prenant à gauche à la mosquée ».
Là, derrière un haut portail, se cachent les bâtiments de l’académie JMG, tout repeints de jaune et de bleu, les couleurs des équipes. Ce sont dans ces bâtiments que les académiciens dorment, mangent, vont à l’école et, surtout, s’entraînent. Près de 16 heures de football par semaine et 20 h de classe.
« On nous apprend à être des hommes d’abord. Avant le football », observe Oulaie Christ. Adrien Gaignon complète : « Ils sont là pour jouer au foot et ils sont entre copains, donc c’est que du bonheur pour eux. Même l’école se passe bien, ils passent d’un système où ils sont 80 par classe à ici, où ils sont moins de 10, avec les enseignants qui viennent à eux. »
Diane veille à l’intendance
L’œil vigilant qui se balade partout, une personne est un des rouages essentiels de l’académie, même si son rôle n’a pas grand-chose à voir avec le football. Diane veille sur l’intendance. La Togolaise était déjà de l’aventure dans l’académie ghanéenne, fermée récemment. Désormais, c’est sur les jeunes de Djékalou qu’elle veille
« On m’appelle la ‘maman de l’Académie’. Comme ils ne sont pas avec leur mère, c’est moi qui m’occupe de tout ce qu’une maman fait pour eux. Quand ils ont un petit bobo, ils viennent me voir. Je m’occupe de tout ce qui se passe à l’académie, je veille sur la cuisine, le jardinage, explique-t-elle. J’ai 65 enfants. Quand ils arrivent à l’académie, ça va, mais quand ils atteignent la puberté, ça se détériore. Ils me parlent mal mais je leur réponds. Je suis à la fois leur maman et leur papa », expose-t-elle avec un sourire qui laisse deviner un caractère bien trempé. Mais qui cache un cœur en or. Elle est vite émue aux larmes en évoquant le passage de ses anciens « enfants » dans l’académie.
« Quand ils partent, ça fait mal », concède-t-elle. « Mais quand je les vois réussir, c’est tellement une fierté. Ils deviennent ce qu’ils doivent être. Je sais que tous n’y arriveront pas mais c’est mon souhait pour tous. »
Parmi les élèves formés à l’académie, environ la moitié parviendra à rejoindre un club européen. Et seulement 50 % de ces recrues perceront dans le football. Les places sont chères, même lorsque l’on vient de l’académie Jean-Guillou.
Romain HOUEIX – Laura MOUSSET-DIALLO – Samia METHENI pour France 24